Des eaux si belles, mais pourquoi si pauvres ?

Dans la note qui va suivre, on essayera de cerner les causes de la raréfaction des poissons dans nos eaux familières, c.à.d .à l'exemple du Rhin et de ses anciens bras du secteur Rhinau-Daubensand-Erstein.

Pour comprendre ce qui se passe, il est utile d'évoquer l'histoire récente (à partir de 1840…) des deux transformations majeures imposées au fleuve :

  • rectification (1840-60)
  • canalisation (1964 à 70 pour le secteur considéré).

1) La rectification de VON TULLA

Une carte très précise (et très précieuse sur le plan scientifique) de 1830, souvent montrée de nos jours, visualise l'extrême complexité du cours du Rhin"libre"d'alors. Notre fleuve façonnait un cours perpétuellement changeant selon un modèle, typique du secteur , de chenaux enchevêtrés comme des tresses. Quelle diversité que les types de milieux fluviaux de cette époque. Ainsi des "Thalweg"c.à.d. chenaux principaux avec seuils peu profonds à puissants courants et fosses des remous atteignant 6 à 8m de profondeur, et des élargissements profonds plus calmes, les" Woog" , les Schollen assemblaient les veines d'eau principales. Le "Trou Bleu" de Daubensand et le Schollenrhein-Brunnenwasser sont des témoins  d'un ancien Thalweg du Rhin, coupé du fleuve par la rectification. Des bras secondaires à eaux vives et en général peu profonde, les Giessen, alternaient avec des bras (ou secteurs de Giessen) plus calmes, profonds souvent, lesAltwasser. Les tresses étaient reliées par des chenaux intermittents, par ex. des Schluthen étroits et profonds, des bras aveugles (perte des connexions amont avec le fleuve ), les Kähle, des étangs très divers,enfin des bras externes d'eaux vives régularisés par digues et vannes les Muhlbach. Ces derniers frôlaient ou traversaient les villages d'une terrasse non inondable (sauf exceptions) entre Eschau et Rhinau-Diebolsheim et actionnaient des moulins:ex. du Muhlbach de Rhinau-Obenheim-Gerstheim, qui s'appelait Sändelgiessen en aval de Gerstheim, un ex magnifique cours d'eau à Ombres (Äschen), jusqu'en 1960.

Rectification, Von Tulla

Rectification de Von Tulla

La rectification de VON TULLA (2)

La rectification, confiée à l'ingénieur-colonel badois VON TULLA, (hélas préféré à l'époque à un projet français moins brutal, plus écologique, moins rectiligne), réduisit énormément cette diversité. Elle divisa par cinq à dix, voir plus, les surfaces restant en eau, et coupa du fleuve la majorité des anciens bras qui  disparurent par comblement. Les Giessen ou Altwasser conservés étaient alimentés à l'amont par une entaille réduite dans la berge enrochée du chenal navigable rectifié (dite "digue de surverse"). Ces entailles tombaient à  sec par basses eaux d'hiver, alors que les confluences en aval  se faisaient par une brèche profonde et large en général, vu les débits importants de crue dus aux inondations -voir plus loin-.

La rectification de VON TULLA (3)

Cependant,Tulla eut la sagesse de conserver un volant hydraulique de sécurité sous forme d'une très large zone inondable ( les lits majeurs ). Celui-ci fut dévolu à la forêt rhénane riveraine .En effet, il plaça le tracé des digues principales (internes) destinées à contenir les eaux des crues, à une distance de 0,5 à 2 km en moyenne de part et d'autre du chenal navigable artificiel rectifié. Ainsi, en été, le Rhin en crue ("Kirscherhin" ) par la fonte des neiges et glaciers alpins se déversait en nappe par-dessus la digue de surverse dans une forêt d'allure tropicale,exceptionnelle pour l'Europe. Les eaux d'inondation, collectées par les Giessen et autres bras, provoquaient de puissantes crues de ces derniers. Il en résultait un auto-curage et rajeunissement-nettoyage permanent des lits et des berges. Les rives concaves, hautes et verticales étaient frangées de buissons et d'arbres baignant dans l'eau et formant un garde-manger richement garni de larves d'insectes, petits crustacés etc.,les rives convexes ensablées.

Rectification, Von Tulla

Rectification de VON TULLA

La rectification de VON TULLA (4)

En cours d'année, les niveaux d'eau du fleuve oscillaient avec une amplitude de (3) 4 à 5 m, entre les crues d'été et d'arrière automne où les niveaux atteignaient 4 à 5 m et ceux d'étiage (février- mars) où elles descendaient à 1m environ, voir moins. Cela se compare au battement régulier d'un cœur fluvial. On peut prouver que cette dynamique ainsi conservée, de "système pulsé"était à l'origine de la vie intense qu'à tous les niveaux, de la forêt aux milieux aquatiques, conservait notre Rhin, en particulier sa richesse piscicole, malgré une rectification globalement appauvrissante.

2) La canalisation

1960 : Marckolsheim, 1963 : Rhinau, 1967 : Gerstheim, 1970 : Strasbourg. Les chutes hydroélectriques successives firent disparaître le fleuve, perché jusqu'à 10m au-dessus de sa plaine , dans un escalier géant corseté de béton. Le Rhin, transformé en mornes étendues d'eau alanguies et de niveau constant, n'existe plus en tant  que fleuve: c'est un cadavre fluvial dont le cœur a cessé de battre!

Les bras latéraux sont définitivement déconnectés. Beaucoup se colmatent. Les plus importants ne sont plus alimentés, faiblement, que par la nappe phréatique (les eaux souterraines) riveraine: d'où leurs eaux jolies, claires et limpides en permanence, souvent fraîches. Mais les débits sont très affaiblis et, comme les niveaux, quasi constants. Les rives devenues immuables se sont embroussaillées. Les berges nues et nettes formées de bancs de sable et de graviers si propres qui étaient à découvert, le long des rives concaves, lors des étiages du Rhin avant la canalisation ont disparu. C'est ce qui rendait si agréable et aisé, la fréquentation des rives, l'automne venu, aux pêcheurs qui pouvaient y réalises des prises nombreuses.

La nappe phréatique elle-même a perdu sa dynamique: plus d'inondations qui  les alimentaient massivement à travers le très efficace filtre épurateur des sols et racines de la forêt inondée. Ce filtre assurait une pureté remarquable. Aussi  son débit est très diminué, les résurgences, très affaiblies, ont perdu leur oxygène dissous et vu leur température augmenter. De plus, les polluants du chenal du Rhin canalisé s'infiltrent dans la nappe riveraine en amont des barrages. Heureusement les pollutions ont beaucoup diminué depuis les années 90.

Usine, hydroélectrique

Usine hydroélectrique

Analysons maintenant

Analysons maintenant les conséquences de ces deux modifications successives du fleuve en nous restreignant aux aspects piscicoles principalement.

3) Les richesses piscicoles conservées des milieux aquatiques du Rhin rectifié

Certes, la rectification, en détruisant de grandes étendues et diversités de surface en eau a réduit (d'environ 80% ? ) la productivité piscicole. La disparition d'un grand nombre de frayères à saumons ramena la population de ce poisson d'un effectif de 200.000  et plus de remontées annuelles d'individus de 4 à 8 kg  avant 1840 à quelques dizaines de milliers, après. Il est vrai que la pêche devenue très excessive en Hollande après 1850 contribua elle aussi au déclin, hélas. (Et cela reprend actuellement, contrecarrant l'effort international de réintroduction).

Mais la forêt estivale inondée était une formidable usine à plancton: des nuages de puces d'eau et microcrustacés apparentés y formaient une vraie soupe. Des nuées innombrables d'alevins et d'adultes s'en gavaient et nourrissaient à leur tour brochetons et perchettes. L'automne venu, tout se concentrait dans les chenaux  qui devenaient grouillants de vie, à la grande joie des pêcheurs.

Les richesses piscicoles (2)

La" respiration" des Giessen, alimentés en partie par des résurgences phréatiques dans leur lit, laissait coexister des poissons d'eaux claires, vives et froides ( Saumon, Truites fort grosses et saumonées), Lottes,(Rufolk ), voir Ombres, avec les Cyprinidés: poissons blancs, Gardons et Cie, les Carnassiers (Brochets, Perches,Sandres, ces derniers arrivés de l'aval après 1950).La même diversité et richesse quantitative hantait le chenal rectifié avec ses champs d'épis, ses îles de galets où les saumons venaient frayer. Barbeaux et Nases innombrables hantaient les courants  (fort appréciés en tranches frites: Barbeaux ou en "suri fisch":Nases.                                                     

A la fin des années 40, mon père a par ex. tenu un énorme saumon au confluent de l'Altwasser, au lancer, mais il le perdit hélas...; moi-même adolescent ai eu la chance d'en prendre un, modeste pour le Rhin (82cm, 4kg5 ). Brochets et perches, très nombreux hantaient les remous derrière les épis ou les îles de sable et galets… et permettaient de belles pêches à partir de la décrue de fin d'été.

Carpe

Une carpe

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En résumé, flux et reflux rythmiques, entretenaient une richesse restée considérable. Au cours des saisons, il attirait sur les rives (ou sur les barques ) une foule joyeuse de pêcheurs. Citons enfin des chroniques plus anciennes relatant la traversée du Rhin par de grandes barques plates remplies d'écrevisses, à Erstein par ex. à destination des marchés badois.

4) L'effondrement quantitatif et qualitatif (chute de biodiversité) dû à la canalisation

La canalisation correspond à une catastrophe écologique majeure. En effet la productivité en poissons du système Rhin-ex bras latéraux s'est littéralement effondrée. On l'estime entre 3 et 5% de la productivité qu'avait conservée la "bande rhénane" d'avant.

Les causes se résument à l'abolition des rythmes hydrologiques, la stabilisation des niveaux qui fige les anciens bras, l'uniformisation des structures, l'uniformisation hydrologique, les envasements.

En effet un envasement généralisé, y compris, sournois des seuils de galets affecte la totalité des anciens bras désormais coupés du fleuve. Il n'y a plus de nettoyages par auto-curages qu'assuraient les anciennes hautes eaux.

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Les eaux d'origine phréatique devenue exclusive, sont relativement trop fraîches l'été. Par combinaison aux effets des vases ( les processus sont complexes ), elles sont trop pauvres et ne génèrent pas de plancton:les alevins meurent de faim. Quel contraste entre les nuées d'antan! Combien impressionnant par ex. était le spectacle lorsque, l'été, le flux et le reflux des vaguelettes du Rhin en crue y déversaient par-dessus la digue de surverse, et reprenaient des alevins ( de Gardons, Vandoises,Ablettes, Spirlins, Goujons…) par milliers,surtout en aval des confluences des bras latéraux apportant la soupe de plancton..

Les crevettes d'eau douce (Gammares), qui pullulaient par ex. dans les bras latéraux, et y engraissaient les adultes (ils assuraient la corpulence remarquable, de pair avec la nourriture d'alevins par ex. des  Perches si nombreuses et splendides dans notre Altwasser jusqu'aux années 80)…Ces Gammares sont remplacés désormais par des cloportes d'eau (Aselles, Wasserassle ) dédaignées par les poissons et typiques des fonds vaseux…

Crevette d'eau douce

Crevette d'eau douce

4 ) l'effondrement quantitatif (2)

Les Vandoises, liées aux eaux vives et tributaires de nourriture disparues ont déserté nos eaux ou y sont devenues des raretés. Les Spirlins, poissonnets argentés proches des Ablettes mais plus hauts de corps ont totalement disparu. Les Ablettes , les Goujons, les Gardons eux-mêmes, jadis surabondants, sont devenus fort clairsemés sauf quelques refuges (ex.Muhlbach aval pour le Gardon).En conséquence, les carnassiers sont réduits à des effectifs très faibles. S'y ajoutent les dégâts des redoutables Cormorans dont la protection est totalement injustifiée: c'est leur sacrifier une précieuse ressource et parachever la disparition de poissons reliques glaciaires de haute valeur scientifique et halieutique comme l'Ombre ( Äsche ). De jolies populations de ce poisson remarquable et délicieux hantaient encore notre Brunnenwasser, le Contre Canal de Drainage, les Giessen de la forêt d'Erstein ( Langgiessen, Schützen, cours inférieur de la Lachter) jusque dans la décennie 70. L e Cormoran n'existait pas le long des fleuves et rivières d'Europe :BALDNER, célèbre par son livre de 1669 sur la faune du Rhin à Strasbourg le mentionne comme exceptionnel, erratique…C'est une espèce invasive étrangère à notre faune, dépourvu de tout régulateur naturel.

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Pour les Salmonidés en général, c'est la catastrophe. Où sont ces cohortes de belles Truites ( dont certaines atteignaient 3 à 4 kg!) du Brunnenwasser? Disparues de même, (définitivement?) dans l'Altwasser où il y en avait jusque fin 80. Mais l'amélioration récente de son débit devrait susciter une politique de réintroduction. En effet, les seuils réactivés comme la "Gloriette" par ex. constituent des frayères potentielles, aussi de l'Ombre. Disparue totalement, la magnifique population de truites de la Westerlach (courant décennie 80), du Muhlbach (déjà bien avant ), du Neugraben, récemment (sauf résidus), du Schutzengiessen et Langgiessen en forêt d'Erstein (sauf rares spécimens,) du Contre-Canal de Drainage?... Les eaux de la nappe sont trop alanguies, on a vu que l'oxygène dissous y a beaucoup baissé, sa température augmenté. Les débits trop faibles et trop constants, les eaux trop réchauffées l'été, les seuils frayères en général figés, donc trop envasés expliquent cette disparition. Parallèlement, beaucoup d'espèces de plantes des rives, souvent rares et héritées des glaciations disparurent par ex. dans les roselières riveraines du Muhlbach, jadis inondées chaque été, le long du Brunnenwasser, de même.

Renoncules

Renoncules en fleurs

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Aussi, le" bioindicateur pêcheur"a-t-il lui aussi quasiment disparu le long de nos berges, témoignant de l'ampleur des régressions (de plus de 90% comme on l'a déjà noté).

Les vieux Rhin eux-mêmes, un peu plus dynamiques pourtant  parce qu'ils s'y  déversent, peu souvent il est vrai, les crues qui dépassent les débits qu'EDF peut turbiner, sont eux-mêmes devenus médiocres. Les bras des îles artificielles restés inondables comme celle de Rhinau, de même. Quant au Rhin canalisé, il partage avec les Vieux Rhin  une faune résiduelle,très peu prisée mais assez abondante de Brèmes souvent grosses mais de qualité médiocre, que les Cormorans ne peuvent avaler.

En conclusion, les jolis herbiers, les eaux claires de ce qui reste de nos Giessen, Altwasser et Cie sont ainsi devenues de très trompeuses cache-misère d'un désastre généralisé. Tout aussi trompeurs sont les Grèbes, voir aussi Cormorans qui plongent encore, venant du Plan d'Eau de Plobsheim encore assez peuplé de petits poissons mais chargé de pollutions résiduelles,dans les eaux claires de Canal d'Alimentation de l'Ill par ex. à la recherche des quelques proies éparses qui y subsistent.

Tableau trop sombre?

Comme mentionné, il y a d'heureuses exceptions locales. Citons l'installation d'une population de Truites dans le Breitsandgiessen. Espérons qu'elle se pérennise: ce cours d'eau bien conçu bénéficie de son statut"neuf". Dans les 15 premières années, Truites et Ombres étaient abondants dans le Contre-Canal de drainage neuf. Depuis, qu'est ce qu'il en reste?

Les tendances globales ne sont pas niables…

Par Roland Carbiener

Un brochet et … une perche !